DE BASSE-TERRE À KIEV: STREET ART & ÉMOTIONS


« Notre âme ne peut pas mourir, la liberté ne meurt jamais »
Taras Chevtchenko

Bonjou tout moun
Привіт усім (Pryvit usim)


8794 kilomètres séparent Basse-Terre en Guadeloupe de Kiev en Ukraine et à l’heure où j’écris ce texte pour Michel Gogny-Goubert, la Russie a envahi cet état d’Europe orientale depuis le 24 février 2022. Les couleurs jaune et bleu azur, représentations minimalistes des paysages ukrainiens, sont devenues symboles de liberté et occupent la toile, comme les murs du monde entier. Pour la seconde fois, c’est la Médiathèque Paul Mado de Baie- Mahault qui accueille les clichés de celui qui se défini comme un « poégraphe ».   L’ensemble des photographies présentées dans l’exposition et le catalogue qui l’accompagne ont été prises à Kiev en août 2021, quant à celles de Guadeloupe, elles ont été capturées sur une période d’une dizaine d’années, à savoir depuis 2012.

L’histoire de cette aventure en images, entre street art et émotions, entre la Guadeloupe et l’Ukraine est étroitement liée à celle de son auteur dont la généalogie relie les deux contrées, les deux cultures, voire les deux âmes. Embarquement sans visa obligatoire pour une ballade dans les rues de l’île papillon et ses monts caraïbes dialoguant avec celles de la
grande ville de Kiev l’industrielle, l’universitaire riche d’un patrimoine architectural. 

Des portails, devantures de lieux abandonnés, containers gaffés des rives du fleuve Dniepr jusqu’aux couleurs chaudes dans la cité pointoise et autres cases créoles « désactivées », les photographies de Michel Gogny-Goubert exposent les récits du monde entrechoqué dans lequel nous vivons, ici ou ailleurs. En noir et blanc ou en couleurs les « poégraphies » proposées brossent une cartographie de l’art urbain dans tous ses états. Les murs, portes, fenêtres, façades décrépies et autres lieux occupés par cette expression artistique libre illustrent chaque territoire avec les moyens dont disposent ses artistes.

En Ukraine c’est plutôt la peinture sur des immeubles historiques, issus de l’architecture
Soviétique ou polonaise, qui prévaut avec des cris de liberté et peu de messages politiques. En Guadeloupe c’est la bombe qui pleut sur les murs avec pour thèmes des pans de notre histoire, des messages politiques et poétiques, des glorifications de la femme guadeloupéenne, tout comme des grandes figures de la culture isidan *.

C’est dans les détails des images que le pays, comme le panorama urbain se raconte. Sur les murs du pays slave, l’œil avisé va aller chercher au delà du texte tagué ou graffé, plus spontané et souvent contournée par l’usage du samizdat, système clandestin de circulation d’écrits dissidents longtemps diffusés par des revues poétiques. La poégraphie revendiquée par l’auteur de ces instantanés de rue va se nicher dans la lecture qui en sera faite par chaque regardeur, selon ses goûts, son rapport au lieu comme à l’histoire et son appréciation esthétique. Proches de la photographie humaniste, les images captées par l’œil, puis par le boitier de Michel Gogny-Goubert éclairent notre vision d’un espace urbain que nous traversons tous les jours, sans pour autant en saisir les fragments signifiants.  

Prendre le temps de regarder une photographie, saisie d’un temps choisi par son auteur, équivaut à arrêter le sablier et savourer en toute liberté les éléments qui la composent, tout comme on réciterait vers par vers une poésie qui nous enchante. Suivre les lignes graphiques, les tuyaux jaunes de la plomberie ukrainienne, le lettrage universel comme celui en cyrillique sur les murs de Kiev ou repenser au temps pas si lointain des cabines téléphoniques retrace en quelques clichés des années d’histoire, de sociologie et d’actualités. 

De même chez nous en Guadeloupe où la ville va montrer ses différentes architectures délaissées, souvent reconquises par la nature environnante et son lot de lianes grimpantes qui cohabitent avec le vocabulaire du street art et sa palette de couleurs éclatantes. Si certains reconnaîtrons des signatures connues ou des blazes célèbres, ce qui importe ici c’est de partager des émotions, des expériences en lien direct avec un lieu, ses histoires et ses atours plastiques contemporains. A l’heure où ces sentiments sont trop souvent traduits ou remplacés par des émoticônes, il est franchement nécessaire de revenir à l’essentiel sachant que ladite émotion est avant tout un mouvement vers l’Autre.

De Kiev à Basse-Terre ou des rives du Dniepr au littoral de Karukera, la reproduction du réel en photographies développées et imprimées sur du papier par les bons soins de notre poégraphe Michel Gogny-Goubert nous transporte au sens propre, comme au sens figuré.   Tout comme Saint-John Perse à qui l’on demandait pourquoi il écrivait, je suis certaine que celui dont vous admirez actuellement les photographies, aurait quant à sa pratique la même réponse brève que le poète : " pour mieux vivre."  




Nathalie HAINAUT
Critique d’art
Membre de l’AICA SC et du CEREAP
Guadeloupe, mai 2022                   

        


Isidan * : ici en créole et clin d’œil à l’exposition «  Vin vwé isidan-Images d’ici », précédente exposition des créations photographiques de Michel Gogny-Goubert, Médiathèque Paul Mado, Baie-Mahault, septembre 2017.
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