« POÉGRAPHIES » de Michel GOGNY-GOUBERT, artiste caribéen adepte du « Réalisme merveilleux ».
« Il n’est que trop évident que le mystère est autant en nous que dans les choses, que le pays du merveilleux est avant tout dans notre être sensible ». Pierre MABILLE, Le Miroir du merveilleux, 1940.
Si Michel Gogny-Goubert ne dévoile aujourd’hui qu’une partie de ses œuvres son intérêt pour la photographie est très, très ancien. Quel lien peut-il bien exister entre une vie consacrée à une activité professionnelle « scientifique », et une pratique artistique rendant compte d’une vision poétique du monde laissant place au merveilleux ?
Bien qu’ayant opté pour le numérique Michel Gogny-Goubert reste attaché à une pratique photographique que l’on pourrait qualifier d’artisanale et qui tend vers le bel ouvrage, réalisé « tout main » depuis les prises de vues jusqu’aux agrandissements et encadrements, en passant par les impressions sur papier précieux. Perfectionniste, c’est avec la même rigueur scientifique que Michel Gogny-Goubert, refusant la facilité, s’adonne avec exigence à la photographie. Un art qu’il pratique avec une précision quasi chirurgicale. S’il recourt aux possibilités offertes par la technologie moderne, il tourne délibérément le dos aux trucages et aux effets de mode. Et parallèlement, parce qu’il est aussi un être sensible, il poursuit un idéal dans lequel la Beauté réside dans ce supplément –certains diront « d’âme »- que l’homme apporte à la restitution du visible. Un Idéal que les Grecs nommaient poïesis, et que nous appelons création artistique.
Les séries exposées, bien que différentes, rendent compte de la réalité avec un regard tout à fait particulier. Un regard qui cherche à dépasser le visible et ses apparences, à la fois familières et rassurantes, pour en révéler le mystère, l’insolite, « l’inquiétante étrangeté ». Le regard s’arrête, le plus souvent, sur un fragment du réel, que d’aucuns jugeraient insignifiant, et que l’objectif semble vouloir pénétrer pour rendre compte, comme le ferait la lentille d’un microscope, d’une autre réalité invisible à l’œil nu. Le photographe, en nous introduisant dans cet univers parallèle qui semble soumis au « merveilleux » se fait alors « Voyant », pour reprendre le mot de Rimbaud, c’est-à-dire Poète. L’ « image révélée » dont parle Roland Barthes, à propos de l’action chimique opérée par la lumière (*1), est de même nature que les « Illuminations » restituées par Rimbaud. Elles ouvrent les portes sur un au-delà du visible. Un univers onirique dans lequel le sensible se fait signe et symbole.
Ainsi, ne convient-il pas de voir dans les combats de coqs de la série « Pitts à coqs » la métaphore des violences actuelles dont font état l’actualité? Quant aux « vues » présentées, celles-ci ne sont-elles pas l’illustration parfaite de ce rapport que la photographie entretient avec la mort et qui, selon Roland Barthes, relève du « ça a été » ? Indéniablement séduit, l’observateur sera certainement déstabilisé, peut être même troublé. En effet, le traitement des photographies semble relever de deux esthétiques que tout oppose, le Réalisme et le Poétique. En résulte un climat de tension susceptible d’engendrer, à son tour, un état d’« intranquillité permanente». Confronté à l’esthétique du « réalisme poétique », l’observateur se devra d’abandonner la rationalité rassurante d’un univers connu, pour pénétrer, à la suite du photographe, dans celui du sur-naturel.
« Votre âme est un paysage choisi…» (*2) ,
Une photographie, comme tout œuvre prétendant accéder au statut d’art, n’est donc pas la reproduction exacte d’un élément du réel mais sa re-présentation, c’est-à-dire une présentation différente qui en fait une création nouvelle à part entière. Une œuvre inédite renvoyant à l’étymologie du terme « poïesis », rendant compte de la vision du monde d’un artiste… tout en le révélant aussi à lui-même.
A l’exception des quelques photos en couleur de « Pitts à coqs », dans lesquelles l’animal peut être perçu comme une métaphore de l’humain, l’homme est comme absent des autres poégraphies exposées, dont les tirages sont -presqu’exclusivement- tous en noir et blanc. Ceci est particulièrement sensible à travers les « Paysages ». En dépit d’une localisation pouvant toujours être précisée, ces paysages surgissent tels des immémoriaux. Archétypes en quelque sorte de paysages tout droits sortis de la mémoire, ils peuvent évoquer les origines du monde, un temps zéro en quelque sorte. Peut-être aussi, renvoient-ils à une mémoire affective en rendant compte d’un regard nostalgique sur un monde à jamais perdu, celui de l’enfance? Quoi qu’il en soit, à travers ces photographies l’observateur est invité à se perdre dans un état de méditation à la fois métaphysique et poétique où le Beau semble indissociablement avoir partie liée avec la tristesse. A l’image de ce que déclarait le narrateur du Petit Prince : « Ça c’est pour moi le plus beau et le plus triste paysage du monde. […] C’est ici que le Petit Prince a apparu sur terre, puis disparu ». Un monde lointain, à jamais inaccessible et que semble, d’ailleurs, clore le format carré choisi. Comme vu à travers la fenêtre de la cellule d’une prison.
De fait, tout l’art de Michel Gogny-Goubert ne consiste-t-il pas à nous confronter à des paysages « habités » en dépit de leur apparente fixité, par l’érosion sournoise du temps, et à nous laisser entrevoir le vide se profilant par delà leur disparition? Le paysage, réduit à quelques lignes et jeux de lumière et comme soumis à une déréalisation, tend à l’épure : de minces tiges fichées dans l’eau, la courbe d’une branche émergente, la tombée du jour obscurcissant le ciel, la fusion de la mer et du ciel… Comme le ferait un peintre, le photographe efface tout autant qu’il fait apparaître. Tout semble se jouer avec la lumière qu’il utilise pour tantôt irradier, tantôt dramatiser, afin d’ouvrir la porte au mystère. Celui d’un paysage qui se duplique dans l’eau et qui, redressé, se métamorphose en arbre. Celui d’une présence lumineuse qui semble vouloir s’’introduire par l’ouverture d’une porte, révélant ce que cachait l’obscurité. Celui de ruines extérieures reflétées par une vitre qui, dans le même temps, donne à voir une lampe allumée située à l’intérieur de la pièce. Et, de cette confusion entre le dehors et le dedans, l’envers et l’endroit, l’obscurité et la lumière, surgit alors un sentiment de vertige, la perception d’un univers en déliquescence, dans lequel la toute puissance de la mort semble l’emporter sur les forces de vie.
Un « Peintre de la vie moderne »…
Si les « Paysages » et « natures mortes » de Michel Gogny-Goubert apparaissent détachés de l’actualité, et quasiment hors du temps, ses photographies « urbaines », plus récentes, nous parlent néanmoins de notre monde contemporain. Un monde en proie au chaos et à la violence meurtrière, auxquels renvoient, sous une forme métaphorique, les combats de coqs.
On est frappé de constater que le regard de Michel Gogny-Goubert, lorsque ce dernier se fait promeneur solitaire dans la ville, se fixe généralement de façon quasi obsessionnelle sur les mêmes sujets : des grilles ou ce qu’il nomme des « huis », ouvertures de portes ou de fenêtres. Ces deux motifs se rencontrant le plus souvent ensemble, pour former des cadres géométriques, certes contraignants mais aussi stables en raison de leur répétition à l’identique. Mais ces « huis », véritables fenêtres permettant d’entrevoir le monde sous forme de fragments, sont aussi la métaphore du cadrage opéré par l’œil du photographe qui sélectionne son « champ ». Un œil qui exhibe sa capacité à voir à la fois l’extérieur que laisse entrevoir l’ouverture et le lieu environnant de cette ouverture, à partir duquel se situe le photographe : murs taggués de rues ou store brise-soleil d’une pièce d’intérieur découvrant un phare. L’horizontalité des zébrures fait alors sens avec la marinière, tandis que le dynamisme d’un K graffé semble agir sur l’effondrement d’une vieille case.
Au hasard de ses déambulations, Michel Gogny-Goubert se montre attentif à certains rapprochements insolites, qu’il va mettre en évidence. En vis-à-vis d’une fenêtre munie d’épais barreaux et barrée de lourdes poutres, il est possible d’identifier un logo anarchiste et de déchiffrer des bribes de mots en espagnol, (« Policia », « Carcel », « Recupera tu vida »). Dans une petite vitrine, sur une autre photo, au dessus de l’alignement de bouteilles de vin trône une Vierge à l’enfant sur une affiche annonçant « Carmen ».
Ailleurs Michel Gogny-Goubert se focalise sur un « petit pan de mur jaune » qu’il choisit d’isoler et de montrer en gros plan. Ce cliché va fonctionner de façon parfaitement emblématique de l’ensemble. L’artiste s’attache à présenter une réalité, généralement perçue comme non artistique, dont il a découpé un fragment. Se présentant dans un style hyper réaliste, sans effets apparents, la photographie rend compte d’une composition à trois étages caractérisée par l’instabilité. Trois étages que nous trouvions déjà avec les paysages où se superposaient la terre, l’eau et le ciel. L’instabilité peut se lire ici à plusieurs indices. Découlant d’un cadrage oblique, des diagonales imposent la vision d’un monde en porte-à-faux. L’empilement des rondins de bois, en dépit du positionnement stabilisateur de quelques bûches, semble tout aussi fragile. Quant au mur lui-même, lézardé en maints endroits, la disposition anarchique des briques et leur absence de liant contribuent à suggérer l’existence d’un péril imminent. Il suffirait d’un rien pour que tout s’effondre sur un pavement lui-même morcelé. Face à cette vision, le promeneur tout comme l’observateur, se voit confronté à la vacuité de toute chose et à ce que le bouddhisme appelle l’impermanence.
Pour conclure, nous dirons qu’il faut se méfier des apparences trompeuses. Michel Gogny-Goubert semble éloigné d’une post-modernité qui prône la spontanéité et le geste fugace. Il ne se situe pas non plus dans la lignée de photographes documentaristes qui, tels Raymond Dupardon, tentent de fixer des paysages en voie de disparition, que ceux-ci soient ruraux ou familiers. Encore moins dans le sillage d’artistes contemporains qui, désacralisant l’image, ont recours à des techniques mixtes qui mêlent peinture, photographie, sculpture et écriture. Michel Gogny-Goubert fait le choix, avec le paysage tout autant qu’avec la photographie animalière ou urbaine, de revisiter des genres traditionnels à la lumière d’une sensibilité et de thèmes qui lui sont propres et qui renvoient à ses origines. Celles d’un homme issu d’une île, la Guadeloupe, qui fut de tout temps une terre de rencontres et de brassages. Et, qu’à ce titre, il convient de percevoir dans ses photographies ce qui relève d’un art hybride. Un art qui lui permet de faire se rencontrer une observation réaliste avec une esthétique surréaliste propre au monde caribéen, couramment appelée « réalisme merveilleux » ou « réalisme magique » pour s’en distinguer. Un art enfin qui, empruntant aux estampes japonaises leur univers épuré, tend à l’universel. Et qui invite l’observateur à un questionnement, à la fois esthétique et philosophique. Sans pour autant renoncer à une jouissance poétique.